De l’obélisque à l’ADN
Si Ramsès II avait voulu stocker son CV sur un support moderne, il aurait probablement choisi une clé USB. Mais à l’époque, on n’avait que… des obélisques. Résultat : son “profil LinkedIn” trône aujourd’hui place de la Concorde, gravé sur 300 tonnes de granite.
Et c’est finalement une bonne introduction à l’échelle vertigineuse de ce que nous avons accompli depuis.
En 4000 ans, nous sommes passés de : 300 tonnes par kilobit à 15 atomes par bit. Soit un gain d’un facteur 10²⁴ (un million de milliards de milliards)
L’histoire du stockage, c’est l’histoire d’une miniaturisation extrême.
1. Quand un bit pesait un caillou
Les premiers systèmes d'enregistrement de l'information n’étaient pas des textes mais des marques (généralement des entailles) effectuées sur un support disponible et pratique, cela pouvait être des os d'animaux ou des pierres. Le bois a certainement aussi servi de support, mais ne se conservant pas, il n'en reste aucune trace.
- Bâton de comptage (Os d’Ishango) : 20 000 ans (Région des Grands Lacs, Afrique centrale)
- Galets comptables : 6000 ans (Mésopotamie, Irak)
Un galet de 1 cm³ → ~10²³ atomes.
1 entaille = 1 bit (présent / absent) : le premier bit de l’humanité pesait un caillou entier.
2. L’information se monumentalise : obélisques et stèles
Avec l’Égypte, l’écriture devient monumentale. Littéralement.
Un obélisque de 20 m → 300 tonnes → ~3×10³⁰ atomes.
Inscriptions : quelques milliers de signes → ~10⁵ bits.
~10²⁵ atomes par bit. : Le pire ratio de toute l’histoire.
Mais un support presque éternel : on peut encore lire, place de la Concorde, le panégyrique de Ramsès II, taillé il y a plus de 3000 ans.
3. Le tournant du “léger” : papyrus et parchemin
Avec le papyrus puis le parchemin, on emballe enfin l’information dans quelque chose de portable.
- Papyrus → ~0,5 g par page → ~2000 caractères
- Parchemin → ~5 g par page → ~3500 caractères
Densité : ~10¹⁸ à 10¹⁹ atomes par bit.
Un progrès énorme par rapport à la pierre, mais toujours massif comparé à l’électronique moderne.
4. On mécanise : perforations et magnétisme
Cartes perforées (1890)
- 960 bits
- 2 g de carton
Rubans perforés
Même ordre de grandeur, mais plus linéaires. Le premier stockage sériel industriel. Utilisé pour stocker du texte ou des programmes.Bandes magnétiques (1950)
- Densité 10⁵ → 10⁸ bits/cm²
- 10¹⁰ à 10¹² atomes/bit
5. L’ère du magnétique moderne : disquettes et disques durs
Disquettes (1971)
Les premières faisaient 8 pouces, puis la taile s'est réduite à 5 pouces 1/4, puis 3 pouces 1/2.Disquette de 3"1/2 : 1,44 Mo → ~15 g de matière ~10¹⁷ atomes/bit
Disques durs
Le vrai saut quantitatif. Le premier à être commercialisé fut l'IBM 350, qui occupait une armoire entière avec 50 disques de 24 pouces (61 cm). Depuis les années 2010, la technologie HAMR et ses dérivés ont permis de repousser les limites de l’enregistrement magnétique traditionnel.- 1956 : 1 tonne → 5 Mo → ~10²¹ atomes/bit
- 1980 : quelques centaines de grammes → 10 Mo
- 2025 : 22 To → ~10⁶ atomes/bit
Et surtout : depuis l'apparition des disques durs, la couche qui stocke vraiment l’information ne représente qu’un millionième de la masse totale. Le reste, c'est le boîtier, le moteur, les têtes, l'électronique…
6. L’âge du silicium : mémoire Flash / SSD
Les clés USB et les cartes SD ont révolutionné le stockage mobile. Puis les SSD ont permis de décupler les performances du stockage de masse.
Densité : ~10⁴ atomes/bit.
Quelques milligrammes de silicium contiennent des téraoctets. La masse du stockage actif devient virtuellement négligeable par rapport au boîtier de protection.
7. Le sommet actuel : l’ADN
L’ADN encode 2 bits par base. Une base = ~30 atomes → ~15 atomes/bit.
Record absolu, inatteignable par tout support classique. Mais les limitation sont nombreuses :
- écriture ultra lente,
- lecture lente,
- erreurs fréquentes,
- support encore expérimental,
- coût colossal.
L’ADN n’est pas un disque dur : c’est un coffre-fort moléculaire pour l’archivage extrême.
8. 4000 ans en 10 lignes
Une spectaculaire évolution :
- Caillou préhistorique : 10²³
- Tablette d’argile : 10²²
- Obélisque : 10²⁵
- Papyrus : 10¹⁸
- Parchemin : 10¹⁹
- Carte perforée : 10²⁰
- Bande magnétique : 10¹⁰–10¹²
- Disque dur moderne : 10⁶ (un million)
- Flash / SSD : 10⁴ (mille)
- ADN : 15
Conclusion : une miniaturisation vertigineuse
En 4000 ans, le bit a perdu… 24 zéros. Nous sommes passés de l’information gravée sur des monuments de pierre à des bits codés dans des molécules.
Cette miniaturisation n’a pas seulement changé nos machines. Elle a changé :
- notre manière de penser,
- notre manière de transmettre,
- notre manière de nous souvenir,
- et notre manière de créer le futur.
L’écriture a changé le monde. La miniaturisation de l’information a changé notre civilisation.
Crédits photo
- Ben2, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
- Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
- Mutatis mutandis, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
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- Genomics Education Programme, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons
- brian0918, Public domain, via Wikimedia Commons
